Bonjour à vous,
J’espère que vous vous portez bien ! Pour cette sixième semaine à vous écrire depuis le confinement, j’aimerais pouvoir vous parler d’autre chose que du traçage de vos faits et gestes pour lutter contre le Covid-19. Mais la semaine a été pleine de rebondissements si proches, quelquefois, de l’invraisemblable, que ce serait vous faillir que de ne pas y revenir.
Aux Pays-Bas, ç’aura été rapide. Covid-19 Alert, l’une des applications voulue par le gouvernement pour tracer l’expansion du virus, a été mise hors ligne au début de la semaine : elle avait laissé fuiter les données personnelles de quelques 200 utilisateur·ices.
Aux Etats-Unis, Apple et Google travaillent ensemble à la création d’une API à destination des gouvernements et autorités de santé à travers le monde. Elle doit les aider à retracer les contacts qu’ont eu des personnes malades avant d’être testées positives au coronavirus. Il y a deux jours, les deux entreprises ont publié quelques modifications techniques et une grosse évolution de vocabulaire : d’une API de “contact tracing”, c’est devenu une “exposure notification API”. Une évolution que l’ancien directeur technologique de la Federal Trade Commission Ashkan Soltani analyse comme un moyen de réduire les attentes : l’application ne permettra pas d’automatiser précisément la recherche de tous les contacts qu’a eu une personne infectée dans les jours précédents, elle ne permettra “que” d’aider à notifier les personnes à risque.
Et en France, le sujet prendrait presque des allures comiques s’il n’était pas si grave.
D’une part, le gouvernement a demandé à Google et Apple de réduire une mesure technique visant à protéger la vie privée pour pouvoir mettre en place son projet StopCovid. D’un point de vue technique, il s’agit de laisser le bluetooth fonctionner en arrière-plan, possibilité que les deux géants ont largement réduite après plusieurs années d’abus (des publicitaires s’en servaient pour mieux traquer les gens). D’un point de vue politique, et notamment vu de l’étranger, que la France demande cela après plusieurs années d’âpre lutte pour la protection numérique de ses citoyen·nes (et une amende de 57 millions de dollars contre Google), ç’a quelque chose de risible.
D’autre part, l’interview par Les Echos du patron de Sigfox, spécialiste français des réseaux très bas débit pour les objets connectés, a suscité l’émoi sur les réseaux sociaux. Il y proposait le port de bracelets plutôt que l’usage d’applications, initiative qui permettrait selon lui de réduire le nombre de données personnelles transmises aux géants technologiques, mais qui peut aussi être taxée d’opportuniste… et prêter à la comparaison avec des bracelets électroniques. Interrogé par RTL, le cabinet du Secrétariat d’État au Numérique a précisé avoir reçu plusieurs propositions d’industriels, mais qu’aucune piste n’était exclue pour le moment. Et souligne qu’à ce jour, le projet StopCovid est la seule application développée en France.
Vu les débats qui entourent le projet, le Conseil national du numérique a d’ailleurs été saisi. Il a rendu un avis favorable à la création de l’application, tout en soulignant que celle-ce ne représentait qu’une partie de la solution, un outil parmi d’autres dans la lutte contre la pandémie. Elle y a aussi ajouté des recommandations, parmi lesquelles la limitation de l’usage de StopCovid dans le temps, la création d’un comité de contrôle, celle d’un outil de signalement pour parer aux possibles mésusages de l’app ou encore la nécessite de la rendre explicable et transparente.
Mardi 28 avril, les parlementaires doivent débattre et voter sur l’usage de cette application. Dans une tribune, le sociologue Antonio Casilli, l’avocat Jean-Baptiste Soufron et le Mathématicien Paul-Olivier Dehaye appellent à ce qu’ils abandonnent totalement le projet. Car leur crainte est la suivante : même si toutes les possibilités techniques de sécurisation de l’application sont respectées, rien ne l’empêchera, ensuite, de tourner en un vaste Cambridge Analytica bis : les données des utilisateurs auront été stockées, et pourront être détournées à des fins encore inconnus, politiques ou privés, potentiellement liberticides.
Ils ont d’ailleurs ces formulations : StopCovid “a été imaginée comme un outil pour permettre de sortir la population française de la situation de restriction des libertés publiques provoquée par le Covid-19”. En réalité, ce ne serait “qu’une continuation du confinement par d’autres moyens. Si, avec ce dernier, nous avons fait l’expérience d’une assignation à résidence collective, les applications mobiles de surveillance risquent de banaliser le port du bracelet électronique.” Et tout cela pour une utilité qui risque d’être tout à fait relative.
🎥 Sur une problématique parallèle, Arte vient de sortir le documentaire Tous surveillés, sept milliards de suspects, qui a été terminé avant le début de la crise en cours mais apporte un point de vue intéressant sur le marché de la surveillance. Il s’intéresse plus spécifiquement au marché de la vidéo-surveillance intelligente (estimé à 37 milliards de dollars dans le monde) qu’à celui du traçage mobile, mais montre comment et pourquoi ces technologies sont utilisées, de Nice à la province du Xinjang, en Chine. Regardez-le, car en soulignant comment et combien cette industrie a explosé dans les dernières années, il pose des questions importantes sur l’étendue de nos envies de sécurité, l’avenir de nos libertés, celui de nos vies privées.
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💻 all things tech :
Voilà un usage que je n’avais pas prévu de voir numériser aussi vite : les mariages via Zoom sont désormais légaux dans l’état de New-York. (Cnet)
À l’autre extrémité de la vie humaine, il y a les milliers de morts causées par le coronavirus. Pour “faciliter” la gestion de leurs réseaux sociaux, Instagram a sorti plus tôt que prévu une nouvelle fonctionnalité dédiée au souvenir des personnes décédées. (Buzzfeed)
Certains des serveurs de Clearview AI sont restés ouverts pendant un temps, ce qui a permis à un expert en cybersécurité d’avoir une vision du code source de son application et de son fonctionnement. Pour rappel, cette start-up fondée en 2017 est à l’origine d’un des outils de reconnaissance faciale les plus néfastes pour la vie privée aux États-Unis, parce que basé sur quelques trois milliards d’images récupérées partout en ligne. (TechCrunch)
Parfois je me demande si le marché publicitaire ne va pas finir par ressembler au marché bancaire, avec ses processus de connaissance client et autres vérifications des tiers-parties réglementées pour cause de sécurité. Ensuite je me dis que je vais trop loin. Après tout, un message voué à vanter, éventuellement à influencer, ça n’est pas de la fraude (sauf à mettre les fausses informations dans cette catégorie). Mais quand même. Et bien Google va se mettre à vérifier l’identité des publicitaires qui lui soumettent des publicités politiques. (CNBC)
Facebook lutte contre les fausses informations, mais en parallèle, la plateforme permet à qui veut de publier des publicités visant directement des personnes mal informées. Celles intéressées par des “pseudosciences”, par exemple, étaient rassemblées dans une catégorie de ciblage publicitaire jusqu’à ce que The Markup demande des comptes. Et ladite catégorie concernait 78 millions d’internautes. (The Markup, the Markup newsletter)
TikTok a tellement de succès que les labels changent les titres de chanson pour les rendre plus simples à retrouver depuis un des extraits passé sur le réseau social. (Rolling Stones)
📰 Sur des sujets moins numériques, cette semaine, je vous propose :
Les droits fondamentaux en quarantaine ? (Libération)
«Piqûre de rappel démontrant que la parole des femmes n’est pas entendue dans les commissariats» : l’État a été condamné pour faute lourde dans une affaire de féminicide. (Libération)
Aux Etats-Unis, les personnes noires sont beaucoup plus violemment touchées que les blanches par le coronavirus. Les chiffres sont affolants : en Louisiane, où elles représentent 33% de la population, elles comptent pour 70% des décès constatés ; à Milwaukee, Wisconsin (25% de la population), pour 81%. Cette population est aussi moins bien informée. C’est pourquoi la journaliste Patrice Peck a lancé une newsletter dédiée, Coronavirus News for Black folks. Son interview vaut le détour pour ce qu’elle dit des manques de l’information généraliste et des possibilités que peuvent s’ouvrir des médias très ciblés. (The Intersection)
Une vidéo limpide de 10 minutes sur les raisons pour lesquelles nos modes de vie nous rendent responsables de pandémies comme celle en cours. (Le Monde)
P.S.
Un conseil culture
Sisters of Europe est un média européen fondée par la journaliste et écrivaine Prune Antoine et la journaliste Elina Makri. À travers 17 portraits de femmes européennes, il dresse un portrait en mosaïque du féminisme et des problématiques d’égalité entre hommes et femmes tel qu’elles vivent à travers le continent. Le site vient d’être nominé au Prix Franco-Allemand du Journalisme. Il est plein d’interview et de portraits de qualité, allez y faire un tour !
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Prenez soin de vous,
— Mathilde