#11 Inhumaine surveillance
Où l'on parle minorité Ouïghoure et législations sur la reconnaissance faciale
Salut à vous, lectrices, lecteurs,
Mardi prochain 10 décembre, c’est la journée internationale des droits de l’Homme. C’est l’occasion de revenir sur les récentes et diverses révélations liées au terrible traitement que réserve le gouvernement chinois à la population ouïghoure. Non seulement il piétine les droits fondamentaux de cette minorité installée au Xinjang, à l’extrême Ouest du pays, depuis 2014 ; mais il s’en sert aussi comme terrain d’expérimentation de plusieurs types de technologies.
[Pour plus de détails : l’ICIJ, consortium international de journalistes d’investigation, a récupéré 400 pages de documents classifiés décrivant les méthodes d’enfermement des Ouïghours. Cela a donné lieu à cette enquête du New York Times, ou encore cette série d’articles du Monde.]
il y a l’usage du big data, d’abord.
Le gouvernement tente d’établir une base de données aussi précise que possible sur la population, dans laquelle chaque personne se voit assigner un “commentaire”. Si ce dernier est négatif, la personne est envoyée en camp. Policier·es, fonctionnaires, représentant·es d’entreprises, enseignant·es, tous et toutes ont sur leur téléphone une application qui leur permet de rassembler des informations sur chaque membre de la communauté ouïghoure. En intégrant les photos d’identité des personnes contrôlées, elle permet aussi d’améliorer les algorithmes de reconnaissance faciale. Quant à l’activité en ligne, elle est surveillée au millimètre près - et à peu près n’importe quelle action peut mériter d’être déclaré·e non fiable, et d’être enfermé·e. Ce régime d’analyses ultra-poussées (de racisme automatisé ?) s’étend bien au-delà de la région, selon le média spécialisé IPVM : plusieurs programmes seraient ainsi en cours de déploiement à travers la Chine, afin d’utiliser la vidéo-surveillance pour reconnaître directement les ouïghoures.
l’autre domaine dans lequel le gouvernement chinois compte avancer est au croisement de la science génomique et de la reconnaissance faciale.
Les scientifiques chinois essaient d’utiliser de l’ADN pour reconstituer, à partir de l’échantillon étudié, le visage de son ou sa détentrice. Des tests similaires sont effectués dans d’autres pays, mais le contexte de contrôle permanent de la minorité ouïghoure par le gouvernement inquiète : et si cet outil servait un profilage racial encore accru ? Cela pose des questions d’éthique scientifique, de consentement (qui n’a probablement pas été demandé aux ouïghour·es sur lesquel·les les prélèvements ont été réalisés). Et cela pose la question de l’implication de l’Europe dans les faits, puisque certaines de ses institutions ont fourni des fonds pour ces recherches. Cela pose aussi celle de la position de la communauté scientifique, qui accepte de publier les résultats de recherches visant à utiliser la reconnaissance faciale pour trier des populations par ethnicité, ou à utiliser l’ADN pour pouvoir dire si certaines personnes sont ouïghour·es.
Face aux révélations de l’ICIJ, en Allemagne, der Spiegel demande directement si les entreprises européennes installées sur place doivent rester au Xinjang. L’hebdomadaire pointe Siemens, BASF ou Volkswagen (France 24 résume ici en français). Dans le Guardian, un défenseur des droits humains appelle carrément au boycott de ces sociétés. Aux Etats-Unis, dans un contexte particulier de guerre commerciale avec la Chine, ils sanctionnent directement certains entreprises jugées “sensibles”, en cela qu’elles participent à la surveillance de la minorité ouïghoure. Quant aux questions relative à la position de la communauté scientifique, la longue enquête du New York Times sur le profilage racial cite quelques instituts qui semblent marcher sur des oeufs. Si quelq’un·e parmi vous connaît un peu mieux les débats en cours, je serais heureuse d’avoir son regard sur le sujet.
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💻 En ce moment, sur l’IA, la science, et nous, je lis :
Autre débat scientifique, autour des travaux d’un chercheur chinois précis : celui qui clame avoir permis la naissance du premier bébé génétiquement modifié. Le MIT a publié de extraits de la recherche, et montre combien ceux-ci soulèvent de problèmes éthiques - ici un résumé, là un appel à retrouver les deux enfants.
La France se dote d’un comité pilote d’éthique du numérique, dont les premiers sujets de travail seront les chatbots, les voitures autonomes et la place de l’IA dans le diagnostic médical.
La département de la sécurité intérieure américaine voudrait que toute personne arrivant sur le territoire passe devant un scanner de reconnaissance faciale, américain·es compris·es. Pendant ce temps, en Oregon, la ville de Portland réfléchit à passer l’une des lois les plus dures contre la reconnaissance faciale : elle affecterait le secteur public et les entreprises privées. C’est plus qu’à San Fransisco, Oakland, Sommerville et Berkeley, où les lois n'empêchent que le secteur public de se servir de ces outils.
📰 Et à d’autres sujets :
Cette liste recense les articles du New-York Times issus d’un gros travail d’investigation sur l’implication de la Russie dans les frappes aériennes (contre des civil·es, des hôpitaux, des sites humanitaires) en Syrie.
Deux ans après le meurtre de la journaliste Daphne Caruana Galizia, et la reprise de ses enquêtes par l’organisation Forbidden Stories, le premier ministre maltais va démissionner. Daphne Caruana Galizia avait été assassinée à la voiture piégée alors qu’elle enquêtait sur la corruption au sein du pouvoir de son pays. L’enquête sur son assassinat, elle, avance enfin.
France Culture et Les Pieds sur Terre ont produit un podcast en 6 épisodes sur les hommes violents. Il pose plein de ces questions difficiles mais passionnantes qui agitent aujourd’hui la société : sur les masculinités, l’origine de la violence, la place des victimes… À écouter.
Prenez le temps de lire ou écouter cet édito de Vincent Lindon dans Les Echos. Il me semble qu’il résonne intelligemment avec les raisons de la grève. À ce dernier sujet, d’ailleurs : pour mieux comprendre le rapport Delevoye, à l’origine d’une partie des crispations, c’est ici, pour lire les raisons de la mobilisation d’une centaine de français·es, c’est par là. Et puis 20 minutes a pris le temps de décortiquer l’affirmation de François Fillon selon laquelle un système de retraites par points ne sert qu’à baisser la valeur dudit point, au gré des besoins.
En vrac : une histoire des cyberattaques les plus importantes des dix dernières années ; les inventeurs de l’intelligence artificielle devraient prêter l’oreille aux enfants ; Sergey Brin et Larry Page s’en vont d’Alphabet, et Sundar Pichai, CEO de Google depuis 2015, prend la tête de la holding dans un contexte difficile ; des modérateurs poursuivent Facebook en justice ; paradoxalement, le nouveau régime anti fake news de WhatsApp a forcé Le Monde Afrique à mettre fin à un nouveau mode de diffusion ; nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, pourtant, elles ont augmenté à nouveau cette année ; et pour finir, cette semaine, mon monde s’est écroulé : j’ai appris que le pâté en croûte ne venait pas de Lyon.
P.S.
Un conseil culture
En êtes-vous déjà à vous demander ce que vous allez bien pouvoir offrir à vos proches à Noël ? Si oui, laissez-moi donc vous suggérer la claque littéraire que je me suis prise cette année : L’art de la joie, de Goliarda Sapienza. Soyez prévenu·es, c’est un pavé (parfait pour occuper les après-midi qui succèdent aux fêtes). Un roman fleuve, où l’on suit la fantasque, libre et parfois cruelle Modesta au gré de sa vie, mais aussi de l’Histoire. On la voit naître dans la pauvreté la plus grande, intégrer un couvent, rejoindre une famille aisée, séduisant son monde, transgressant les règles. Elle brille sans cesse, la Mody. Avec elle, aussi, on visite l’Italie du début du siècle, on entend les échos d’une guerre mondiale, puis de l’autre, on voit la montée des fascismes en Europe. Et pour ne rien gâcher, tout cela se passe en Sicile, cadre parfait pour réchauffer - au moins en imagination - vos longues soirées d’hiver.
Cette édition extrême-orientale a-t-elle enrichi vos réflexions ?
Si oui, partagez la autour de vous !
À vendredi,
— Mathilde