#21 Joyeux confinement
La Cyberlettre est de retour pour occuper quelques minutes de votre confinement
Lectrices, lecteurs,
J’espère que vos proches et vous allez bien.
Bienvenue à celles et ceux qui se sont abonné·es malgré la pause de publication de la Cyberlettre, début février. À temps extraordinaires, mesures extraordinaires (au moins) : la pause prend fin, car la pandémie soulève trop de sujets intéressants pour ne pas en discuter avec vous. Et parce qu’elle m’offre de nouvelles poches de temps, qui me permettent de vous écrire à nouveau.
À propos de la crise en cours : pas besoin de rêver, nous ne reviendrons pas à la normale, prévient la Technology Review. C’est d’ailleurs ce qui va rendre les semaines et les mois à venir passionnants (autant que dramatiques, je vous l’accorde). Comment nous adapterons-nous ? Que garderons-nous de cette étrange période de confinement ? Quelles innovations technologiques s’incrusteront dans le paysage pour nous aider à mieux “prévenir” une hypothétique nouvelle pandémie ? Quand le temps sera venu, serons-nous capables de jeter nos écrans pour aller nous jeter dans les bras de nos proches ? Ou le numérique aura-t-il démontré qu’il n’y a plus besoin d’autant de contacts humains qu’auparavant ?
Nous aurons a priori le temps de revenir sur les différentes facettes du problème, les questions de surveillance, d’intelligence artificielle dans la lutte contre la pandémie et de contacts à distance. Mais les deux premiers sujets qui m’ont fasciné cette semaines touchent, assez prosaïquement, à la gestion des ressources humaines, et à ce qu’elles disent de la société. Alors que toute la population qui le pouvait se fabriquait son home office, l’impréparation technique, ou plutôt l’opportunité qui nous était donnée de tester les “limites d’internet” est la première chose qui m’ait marquée. Et encore, ma formulation est approximative : « Les réseaux d’Internet vont bien, ce sont certains sites web qui faiblissent », vous explique ici l’informaticien Stéphane Bortzmeyer.
Néanmoins, personne n’était préparé pour un tel confinement, donc personne n’avait prévu les outils pour un télétravail massif. Ni, d’ailleurs, pour gérer à distance les cours de toute la jeunesse française. Et ce manque s’est vu. Les services de Microsoft ont été hors ligne pendant quelques heures en Europe, par exemple. Bien moins équipée en moyen humains et financiers que le géant informatique, l’association Framasoft promeut l’usage de logiciels libres et en propose elle-même. Elle s’est retrouvée en difficulté devant la multiplication par huit de l’usage de ses services de visio-conférence. Et le problème s’est aggravé lorsque le Ministère de l’éducation nationale a conseillé à tout le monde d’utiliser ses services, sans la prévenir. [[La situation est d’autant plus ironique que Framasoft a très longtemps oeuvré pour passer des partenariats avec l’Education Nationale, pour des raisons éthiques expliquées ici (usage d’outils au code libre et transparent à l’école, notamment). Le ministère lui a à peu près toujours préféré Microsoft.]] Heureusement, le tissu associativo-technologique à fait jouer l’entraide et permis, entre autre, la création du collectif Continuité Pédagogique et celle de listes d’autres services de visio-conférence libres. Vous trouverez là toute une série de logiciels libres utiles au télétravail.
L’autre sujet, c’est celui de la division entre la population qui peut télétravailler et celle qui ne le peut pas. En ligne, beaucoup d’entre nous avions pris l’habitude de commander des chaussettes, des repas ou la dernière playstation, et un peu oublié le fonctionnement qui permet à ces services d’être vendus [[lire la Cyberlettre #10 sur les impacts des achats en ligne irl]]. Mais si vous restez confiné chez vous, il y a, derrière le carton arrivé sur votre paillasson, des êtres humains dans des hangars, qui trient, classent, sélectionnent les colis, et d’autres sur leur vélo ou leur moto, qui livrent à tour de bras. La pandémie de coronavirus met en lumière toute une ligne de réflexion sur l'accroissement des inégalités sociales, car la population qui parcoure les villes pour livrer n’est certainement pas la même que celle qui commande en ligne, depuis son confinement.
Le point précédent en soulève un autre : quelles décisions organisationnelles et RH prennent les Big Tech face à la crise du COVID-19 ? Facebook, par exemple, annonce offrir un bonus de 1000 dollars à ses 45 000 employé·es en lieu et place de leur bonus semi-annuel, et teste de nouveaux algorithmes de modération automatique, pendant qu’une (petite) partie des modérateur·ices habituel·les se mettent en télétravail. Du côté d’Amazon, on embauche à tour de bras (100 000 employés supplémentaires d’ici avril aux Etats-Unis, avec une hausse de salaire de 2$ de l’heure) pour faire face à la demande croissante de livraison mais - et l’on retrouve la question de l’accroissement des inégalités -, les livreurs ne se sentent pas en sécurité. Quasiment aucun dispositif n’est prévu pour les protéger du virus.
Du côté du libre, dont les initiatives m’ont visiblement bien plu cette semaine, la Wikimedia Foundation a diffusé sa politique RH face à la crise et ça vaut le coup d’oeil. On y trouve par exemple une réduction au travail strictement nécessaire, une baisse des attentes à 20h de travail par semaine, la suppression de l’usage de congés maladies pour les soins liés au COVID-19... Et tout cela sans faiblir dans la lutte contre les fausses informations.
Même si ç’a moins de lien direct avec le sujet du jour, je ne saurais terminer cette Cyberlettre dédiée au travail par temps de pandémie sans mentionner les professionnel·les de santé. Sachez donc que certaines médecins influenceuses partagent leur quotidien sur Instagram - @oceane_running ou @mathilde_mu donnent un bon aperçu de ce qu’il se passe dans leur hôpital lillois -, et que certains comptes Twitter valent aussi la peine d’être suivis (@DrSabrinaaurora, @JulieOudet, @DocteureCBD pour ne citer qu’elles).
Comme leurs collègues et elles ne cessent de le répéter, protégez les plus fragiles : restez chez vous.
Et partagez cette édition ;)
📨 Un avis, une question, une idée ? Un sujet que vous voudriez me voir expliquer ?
Pour me joindre, comme d’habitude, écrivez à lacyberlettre@protonmail.com, répondez à ce mail, ou contactez-moi sur twitter.
💻 Quelques liens supplémentaires :
Les entreprises de transport souffrent durement du confinement. Parmi elles, Lime, Bird, mais aussi Uber, qui voit ses commandes chuter de 70% dans les villes les plus touchées. Jamais à court d’idées, la plateforme de VTC a décidé de se lancer dans la livraison de médicaments. (TechCrunch)
Facebook a annoncé accorder 100 millions de dollars en bourses et en crédits de publicité à 30 000 petites entreprises de 30 pays différents pour les aider à faire face à l’impact du coronavirus sur leurs activités - et je me demande quel rôles les Big Tech vont adopter dans le soutien à l’économie et la sortie de crise. (Reuters)
Lisez cette analyse de la crise en cours par Affordance. On y revoit, entre multiples autre choses, la théorie des jeux telle qu’adoptée dans la vie réelle, et c’est puissant. (Affordance)
Dans le lien précédent, on parle aussi beaucoup du lien social et de sa distanciation forcée. Dans la même veine, mais pour réfléchir plus précisément à ce qu’est le soin, lisez cette tribune : “Le soin n’est pas la guerre”. (Libération)
Je trouve toujours une forme de réconfort dans la capacité de certains à mettre les choses à distance, à leur trouver un sens même quand celui-ci semble avoir disparu. Michael Sacasas fait ça très bien pour les questions technologiques, c’est pourquoi je vous recommande la lecture de l’une de ses dernières newsletter (et de toutes les autres, pourquoi pas ?). (The Convivial Society)
Connaissez-vous le site enpremiereligne.fr ? Vous pouvez y proposer votre aide pour faire les courses et les livrer à un·e voisin·e fragile, ou pour dépanner une garde d’enfant. Pour vous porter volontaire, c’est ici : enpremiereligne.fr
P.S.
Un conseil culture
L’astuce des prochaines semaines va être de réussir à vous conseiller des éléments culturels accessibles depuis chez vous. Laissez-moi donc commencer par les essais de Mona Chollet, tous accessibles en ligne sur le site des éditions Zones - mais que cela ne vous empêche pas de les acheter, la fin du confinement venu !
Par où commencer ? Peut-être par Chez soi, texte de circonstance (lire ici) qui se penche sur le logis, le foyer, l’espace confortable où l’on vient se réfugier - et tente de réhabiliter un imaginaire casanier habituellement quelque peu désavoué. Si plutôt vous souhaitez profiter de cette période étrange pour (par)faire votre culture féministe, vous pouvez rattraper Sorcières (lire ici), paru en septembre 2018, encensé partout depuis. On y évoque les figures de la célibataire, la veuve, la femme âgée, celle qui ne veut pas d’enfants. Et l’on y décortique comment toutes, par leur indépendance, par leurs situations particulières, sont perçues comme hors normes et ont été voire sont encore rejetées par la société.
Plus vieux (paru en 2012), mais tout aussi intéressant, Beauté Fatale (lire ici) décortique les liens complexes des industries de la mode et de la beauté, et de leurs publicitaires : la pub au sens propre, le cinéma, les séries, la presse dite “féminine”. L’essai montre l’impact de ces productions culturelles sur la vision qu’ont les femmes d’elles-mêmes et analyse l’anxiété que leurs représentations biaisées provoquent. Surtout, il met à jour la façon dont leurs représentations sexistes s’insinuent ensuite dans tous les pans de la société. C’est passionnant, très fouillé, et ça fait vraiment l’effet de lever le rideau sur un monde que l’on pensait pourtant connaître. En réalité, la lecture de Beauté Fatale a été l’un des déclencheurs de mes réflexions féministes.
Vous avez aimé cette édition en pleine santé ?
Si oui, partagez la autour de vous !
À la semaine prochaine,
— Mathilde