Lectrices, lecteurs,
J’espère que vos proches et vous allez bien.
Question : devrions-nous, oui ou non, envisager un suivi GPS de la population pour réussir à dire qui a croisé une personne contaminée, où et quand ? Le sujet est déjà sur la table : l’Elysée s’est doté d’un comité de douze médecins et chercheur·ses pour être conseillé sur les manières d’endiguer le coronavirus. Le numérique fait partie des moyens d’action envisagés. Pour alimenter la réflexion, le Secrétaire général du Conseil national du numérique Charles-Pierre Astolfi liste sur Twitter trois grands cas d’usage de ces données, du moins au plus intrusif.
Ces cas de figure : identification des zones très denses et vérification du respect des règles ; prévention personnalisée ; surveillance pure et simple. Le premier est utilisé en Italie depuis le 9 mars - ce qui a permis au Corriere della Serra d’estimer que seulement 60% de la population lombarde respectait le confinement. Son usage a officiellement été rendu possible dans toute l’Union Européenne le 19 mars, lorsque le Comité européen de la protection des données a expliqué que « le RGPD permettait aux autorités sanitaires compétentes de traiter les données personnelles dans le contexte d’une épidémie ». Et quand Orange démontre que plus d’un million de franciliens ont quitté Paris grâce aux données de géolocalisation de ses abonné·es, on tombe en plein dedans.
L’usage de données massives pour un usage de santé publique représente a priori du pain béni pour l’écosystème tech. Celui-ci s’est d’ailleurs empressé de construire des apps pour aider les autorités sanitaires, comme Private Kit: Safe Paths, ou d’utiliser les données de Facebook pour vérifier le (non) respect de la distanciation sociale. La Commission européenne elle-même a prévu d’agréger les données de 8 opérateurs européens pour lutter contre la propagation du virus. Mais le problème des technologies d’identification, c’est que même avec les pincettes prises en Europe, les données utilisées ne sont jamais totalement anonymisables. Comme le rappelle The Markup, des chercheurs européens ont publié sur le sujet dès 2013. Selon eux, les données de géolocalisation sont si spécifiques qu’il en suffit souvent de 4 différentes pour retrouver une personne. Plus récemment, l’Institut de Recherche et d’Études en Droit de l’Information et de la Culture alertait contre le coût élevé d’une anonymisation réelle des données, pour un résultat souvent limité.
Et puis l’autre sujet, le principal, c’est évidemment de savoir si la fin justifie les moyens - et jusqu’à quelle précision de suivi de l’individu nous déciderons d’aller. Car les exemples sont nombreux, de pays qui piétinent allègrement les libertés technologiques au motif que cela les aiderait à lutter contre la pandémie. En Israël, on retrace le parcours des personnes testées positives au Covid-19 sur les 14 jours précédant le diagnostic. À Taïwan, la police est prévenue directement si une personne diagnostiquée positive est surprise à sortir de chez elle.
Et puis il y a la question de la reconnaissance faciale, déjà utilisée en Chine et en Russie, que certain·es voudraient promouvoir dans les démocraties (aux aéroports par exemple, au motif que ce serait plus hygiénique que de s’échanger des papiers). Sauf que les questionnements sur les dysfonctionnements et les biais des algorithmes qui la sous-tendent n’ont pas été réglés en une nuit. C’est l’une des raisons pour lesquelles des militant·es de la vie privée, parmi lesquels l’Electronic Frontier Foundation, continuent d’alerter sur les dangers de ce type d’outils.
Plus largement, l’usage de technologies invasives pour tenter de maîtriser l’épidémie soulève la question de la préservation des libertés en temps de crise et après. Les libertés d’aller et venir, de nous réunir, de manifester, nous devrions les récupérer. Mais celles qui sont grignotées plus insidieusement, par des outils connectés à notre quotidien, nos ordinateurs, nos téléphones, mêlés voire en partie constitutifs de notre identité numérique ? Que deviendront-elles ?
Pour aller plus loin, lisez cet article de Télérama, qui détaille comment la pandémie questionne notre rapport à la surveillance. Ou ce post de Reporters Sans Frontières, qui explique en quoi la liberté d’information aurait pu permettre de freiner la pandémie. Et, surtout, cette enquête du Monde, sur la place des libertés publiques en temps de crise.
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💻 Coronavirus et (high) tech :
Zuckerberg a donné 0,03% de sa fortune pour lutter contre le coronavirus et j’ai ri quand j’ai vu cette infographie. (@MonaChalabi)
Gros sujet de lutte contre les fausses informations : en poussant beaucoup de monde au télétravail, le coronavirus a chamboulé les habitudes de modération de Facebook, Twitter et des autres. C’a créé quelques problèmes : Facebook se tournant vers plus d’automatisation, il lui est arrivé de censurer des posts tout à fait justes sur le coronavirus. (Wired, ZDnet)
Le coronavirus a aussi un impact sur l’usage fait des réseaux. L’Organisation mondiale de la Santé s’est ainsi directement tournée vers WhatsApp pour diffuser des informations de première nécessité sur la crise sanitaire. Quand à Reddit, son troisième board le plus fréquenté est désormais celui dédié au virus - il est modéré par une équipe volontaire incluant des chercheur·ses, des virologues, des informaticien·nes, des infirmier·es… (Wired, NBC news)
Les outils des gamers ont un succès fou : Discord a été adopté par de nombreux professeurs pour donner leurs cours, tandis que Twitch est utilisé par les musiciens dont les show ont été annulés pour proposer des lives en ligne - en espérant se faire un peu mieux payer que via d’autres plateformes. (Le Figaro, The Verge)
Le règne des influenceurs coronavirus a commencé. (Buzzfeed)
Trois format visuels de grande qualité du New-York Times : comment le virus s’est étendu, des nouvelles photographiques d’un monde à l’arrêt, et un reportage en Italie, où l’“on emmène des morts du matin au soir”.
Si vous êtes moches ou pauvre, TikTok supprimera vos posts. (The Intercept)
📰 À d’autres sujets (mais encore un peu de crise du coronavirus, désolée)
La semaine dernière, je vous parlais inégalités face au confinement. Voici les réflexions de Françoise Vergès sur le sujet, interviewée par les Inrocks, et un exemple précis avec une enquête sur la place des assistantes maternelles. Déjà peu payées, ces dernières n’ont pas vraiment le choix de suspendre leurs services - et aucun moyen de se protéger face aux enfants en bas âge qu’elles gardent, potentiellement porteurs sains du virus. (Les Inrocks, Mediapart)
“Shakespeare et Isaac Newton ont peut-être réalisés leurs meilleurs travaux en temps de pandémie, mais ils n’avaient aucun enfant à charge.” Prenant l’exemple d’Ebola et de Zika, Helen Lewis démontre ici que les pandémies ont des effets plus violents et de plus long terme sur les droits et les possibilités économiques des femmes que sur celles des hommes. Pour contrebalancer, des chercheurs demandent même que certaines mesures soient prises en fonction du genre. Mais en France, on préfère pour le moment commencer par bloquer l’accès prolongé à l’IVG, alors que celui-ci est fragilisé par le confinement. Et dans les foyers, si on n’y veille pas, certaines inégalités risquent de s’aggraver. (The Atlantic, Marie Claire, Le Monde)
Je pourrais encore vous en écrire des tartines sur les risques que faisait peser la crise actuelle sur la situation des femmes. Mais Rebecca Amsellem l’a déjà très bien fait, allez la lire. (Les Glorieuses)
“Le coronavirus est une sorte de memento mori : rappelle-toi que tu vas mourir”, selon l’anthropologue et sociologue spécialiste du corps David Le Breton (Usbek & Rica)
Je dois commencer à vieillir, car entre cette vanne et le long format du Monde sur Lolo Ferrari, les fantômes de mon enfance commencent à ressurgir. Blague à part, chouette enquête que celle réalisée par Yann Bouchez autour de la mort, il y a 20 ans, de cette étrange starlette au corps totalement modifié. (Le Monde)
Toute féministe (toute femme ?) racontant un épisode de sexisme ou de violence sexuelle s’est un jour entendue répondre “oui mais tous les hommes ne le font pas / ne sont pas des harceleurs / ne sont pas des violeurs”. Oui et alors ? Quand on raconte un accident de voiture, personne ne vient dire “ce n’est pas le cas de tous les conducteurs”. Valérie Rey-Robert sort un deuxième essai, Le sexisme, une affaire d’hommes, aux éditions Libertalia, et dans les bonnes feuilles, elle revient sur cet argument fallacieux mais hyper fréquent du #notallmen. (Ballast)
P.S.
Un conseil culture
Il m’est difficile de me défaire de la crise en cours, et ça s’en ressent dans les sujets et liens que je vous partage, j’en suis navrée. J’ai quand même une série à vous conseiller pour parler d’autre chose (mais de place des femmes quand même, faut pas déconner) : The Morning Show, produite par Apple Tv.
Le pitch : Mitch Kessler (Steve Carell), présentateur du Morning Show depuis 15 ans avec Alex Levy (Jennifer Aniston), est viré de sa propre émission après avoir été accusé de harcèlement sexuel. Il est bientôt remplacé par Bradley Jackson (Reese Whitherspoon), qui incarne plus ou moins la nouvelle-garde journalistique. En plus de son casting de qualité, la série montre intelligemment l’impact d’un tel scandale sur une grosse production médiatique comme le Morning Show, mais aussi sur la vie privée des équipes qui la créent. Elle pose beaucoup de questions très actuelles, sur la place des femmes et (un peu) sur celle des minorités dans les médias, mais aussi sur la frontière parfois mince entre info et divertissement. Et puis c’est un programme bien rythmé, qui se binge-watch sans problème.
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Prenez soin de vous,
— Mathilde