Amigos, amigas,
Avez-vous suivi la polémique des masques ? C’est une histoire assez étonnante, que je vois depuis deux-trois jours prendre une nouvelle place sur les réseaux francophones, notamment depuis la publication d’une enquête de Mediapart. J’avais prévu de vous proposer quelques liens sur le sujet en deuxième partie de Cyberlettre, mais laissez-moi finalement vous en parler plus longuement :
Cela fait quelques semaines que je vois la brillante sociologue des technologies Zeynep Tufekci s’époumoner dans le désert de Twitter sur la question du port du masque. Dans un long thread, elle démontre l’intérêt de faire porter des masques à tout le monde en période de pandémie. Son message est simple : le coronavirus est une maladie qui se contracte principalement via les voies respiratoires, et beaucoup de personnes touchées sont asymptomatiques. Avec un masque, celles-ci éviteraient de partager les microbes qu’elles ne savent même pas porter avec les plus fragiles. Et mieux vaut une protection faible et imparfaite que pas de protection du tout.
Sauf que, souligne-t-elle, certaines autorités américaines, françaises et des organisations internationales (comme l’OMS) déclarent quelquefois que le port du masques pourrait aggraver les risques de tomber malade. Même si la raison principale de ces discours réside dans la volonté de sauvegarder les masques aux normes sanitaires pour le personnel soignant, tourner l’outil en dérision, le présenter comme inutile, cela représente un désastreux cas de désinformation à échelle planétaire. Car même les protections faites maison peuvent participer à ralentir la propagation du virus.
Quelle rapport avec les technologies ? Il est certes indirect, mais il se trouve que je suis fascinée depuis le début du confinement par la force et la vivacité avec laquelle des réseaux d’entraide se construisent sur Telegram, sur Facebook, sur Whatsapp, pour s’échanger des informations, offrir un coup de main pour faire les courses, trouver des activités pour les enfants… Ces groupes servent aussi à aider les soignant·es, en leur proposant des appartements vides près des hôpitaux ou en organisant des distributions de nourriture ou de matériel. Ils permettent, aussi, de fabriquer des masques pour les mettre à disposition de toutes celles et ceux qui ne télétravaillent pas et peuvent avoir besoin de matériel de protection pour éloigner un peu les risques de contamination.
Sur Facebook, le groupe Mask Attack ouvert il y a une vingtaine de jours rassemble ainsi quasiment 7 000 membres. Ceux-ci s’échangent patrons et conseils pour coudre des masques de protection et les distribuer partout en France. Si ces outils ne sont pas homologués (c’est fréquemment précisé), l’un des modèles est créé directement à partir des instructions du CHU de Grenoble, et utilisé à défaut d’autres moyens de se protéger. Le travail d’autres volontaires est aussi visible sur Instagram :
Même l’écosystème maker s’y est mis. Si vous faites partie de ces adeptes du Do It Yourself technologique, cette vidéo du Labo d’Heliox vous expliquera comment construire des visières de protection grâce à une imprimante 3D.
Cet élan d’entraide orchestré en ligne “souligne l’envie d’activité citoyenne, à une période où l’on pourrait théoriquement ne rien faire”, selon la sémiologue Laurence Allard. Cette maîtresse de conférences en sciences de la communication voit dans ce foisonnement “une envie de reprendre la main sur la discussion”. La période est étrange, souligne-t-elle, car “on expérimente la distanciation sociale, mais aussi la distanciation institutionnelle”. Après tout, l’État et ses organes habituelles “semblent être autant dans l’improvisation que n’importe quel autre acteur. Or les petits groupes locaux, les groupes de pairs constitués en ligne ont beaucoup plus d’agilité.”
Si cette souplesse permet de proposer une aide bienvenue, il ne faut pas oublier que les bonnes volontés citoyennes essaient de remplir des carences provoquées par la gestion des hôpitaux depuis quelques années. Car un autre phénomène que l’on voit se multiplier en ligne est celui des appels au don, lancés par des youtubeurs ou par des star de télé-réalité. Or le service public hospitalier dépend normalement du soutien de l’État.
Plutôt que sur d’épineuses questions politiques, je terminerai en signalant qu’une de mes amies a un appartement à disposition tout près de Marx Dormoy. Si vous avez une connaissance exerçant à l’hôpital Bichat, par exemple, et que cela pourrait dépanner, n’hésitez pas à le lui proposer. Je ferai le lien.
📨 Un avis, une question, une idée ? Un sujet que vous voudriez me voir expliquer ?
Pour me joindre, répondez à ce mail ou contactez-moi sur twitter.
💻 En ce moment, côté tech, je lis :
Grosse semaine pour la protection de la vie privée (non) : la société de traitement de données Palantir lorgne désormais sur les données des hôpitaux français, de même que d’autres pays européens, pour aider à lutter contre le coronavirus. Si Palantir propose probablement les meilleurs services de traitement du big data du marché, elle présente un vrai danger stratégique : elle est proche de la CIA, notamment via son premier investisseur In-Q-Tel, et son patron Peter Thiel est l’ancien conseiller numérique de Donald Trump. Autre actu : Google partage désormais les données de fréquentation des lieux publics depuis un mois, à partir des données anonymisées de leurs utilisateurs ayant activé l’historique de géolocalisation sur Google Maps. Vous vous souvenez de cette histoire sur les échecs de l’anonymisation, la semaine dernière ? (Bloomberg, BFM, Google)
Avis à celles et ceux qui télétravaillent : attention avec Zoom ! Le site de visioconférence est une vraie passoire, qui ne chiffre pas de bout en bout et permet trop facilement de s’incruster dans les conversations d’inconnu·es. (Korii)
Encore un peu de surveillance, mais via smartphone ? Dans un thread, l’écrivain Loïc Hecht pointe comment les smartphones des jeunes partis en Spring Break sur une plage de Floride montrent qu’ils se sont éparpillés partout aux Etats-Unis, en rentrant chez eux. Des déplacements très lourds de conséquence à l’ère du coronavirus. La démonstration ci-dessous, les explications sur Twitter. (@LoicHecht)
Étrange idée, pour réduire la fracture numérique, que de lancer un nouveau site web. (BFM Tv)
Modification des règles de modération de Twitter : désormais, mêmes les chefs d’État sont censurés s’ils répandent de fausses informations. (Axios)
Comcast enregistre un pic de 212% de l’usage des appels voix et vidéo et je me demande quel est l’impact de ces usages sur l’environnement, à l’heure où certain·es considèrent le confinement comme positif pour la planète. (The Verge)
📰 Sur des sujets low tech :
Lisez, participez à cette proposition que nous fait Bruno Latour : “Ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.” Car “la première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante”, selon le sociologue et philosophe : “la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger”. Quand la majeure partie de ce système est en pause, ne faut-il pas en profiter pour penser les évolutions de modèle que l’on souhaite voir adoptées dès son redémarrage ? Pour entamer la réflexion, Bruno Latour termine son texte par six questions auxquelles vous pouvez tenter de répondre. (AOC)
Lisez aussi cette interview de la sociologue et philosophe Dominique Méda, qui explique comment la crise actuelle nous oblige à repenser l’utilité sociale de nombreux métiers. (Pour l’éco)
Et ce journal de confinement en EHPAD, par Florence Aubenas. (Le Monde)
J’ai découvert lundi la nouvelle chronique d’Augustin Trapenard, dans laquelle il lit la lettre d’un·e écrivain·e à la personne de son choix. Je vous recommande d’écouter celle d’Annie Ernaux, et puis celle de Le Clezio. (France Inter, France Inter)
Un peu de géopolitique avec cette démonstration de Nicolas Colin : la crise actuelle signe probablement la fin officielle de l’image des Etats-Unis guidant le peuple occidental. (European Straits)
De la “sécession des élites” : une analyse du journaliste Jean-Laurent Cassely et du politologue Jérôme Fourquet sur le phénomène de migration des élites parisiennes hors de la capitale, au début de la période de confinement. (Fondation Jean Jaurès)
Quand je vous dis que je vieillis : c’est la fin de la culture des célébrités, celle qui était au top du top dans les années 90-2000 - les gens normaux en ont marre de voir les penthouses énormes et inatteignables de ces personnalités, encore plus lorsqu’il s’agit de rester confiné·es. (New-York Times)
Moi qui ne suis pas d’un naturel que l’on qualifiera toujours de serein, j’ai été ravie de lire ce que la période actuelle peut nous apprendre de notre rapport à l’anxiété (spoiler : au lieu de la pathologiser, y retrouver une utilité avant qu’elle ne se mue en panique). (The Correspondent)
Internet Archive a ouvert sa bibliothèque nationale d’urgence et on y trouve autant de littérature que de livres savants. Si vous vous ennuyez, c’est un bel endroit où se perdre. (Internet Archive)
P.S.
Des conseils cultures
Que des podcasts cette semaine : en tongs au pieds de l’Himayala, série lancée jeudi, journée mondiale de sensibilisation à l’autisme, promet beaucoup. On y suit Marie, mère d’Ismaël, qui raconte quand et comment elle a découvert que son fils était atteint de troubles du spectre autistique. S’y mêlent des entretiens avec d’autres parents d’enfants atteint d’autisme et des médecins experts du sujet. C’est chouette et riche.
Le dernier épisode des Couilles sur la table s’intitule “des ordis, des souris et des hommes” et se penche sur l’inégale représentation des genres dans l’informatique. D’où ça vient (car ça n’a pas toujours été le cas), pourquoi c’est gênant ? Piste numéro un : dans un secteur qui se veut préparer le monde du futur, ne pas pouvoir prendre en compte les besoins de tout le monde, c’est problématique. Car c’est un fait : si on est un homme blanc hétéro de classe sociale supérieure, on n’a pas la même vie, pas la même vision du monde, pas les mêmes besoins que les femmes, les personnes LGBT, racisées, handicapées, etc. Or, sans diversité, cela se traduit par des manques et des erreurs parfois graves dans les outils que l’on construit (j’en donnais quelques exemples dans cette édition sur les biais des algorithmes).
Et puis, comme je suis je suis tombée à pieds joints dans le panneau de la publicité diffusée par Les couilles sur la table, je suis allée écouter l’épisode de Social Calling que recommande Victoire Tuaillon. On y entend Laurence Geai, photojournaliste de guerre que j’admire, revenir sur son parcours en deux épisodes. Je recommande.
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Prenez soin de vous,
— Mathilde