Hello,
Après une semaine passée à tenter de drastiquement réduire mon usage des réseaux sociaux, quand bien même ceux-ci sont l’une de mes principales sources d’infos, il me faut remonter avec vous le fil des tentatives technologiques de lutte contre la pandémie et de leur impact sur la privacy.
Le magazine OneZero a compilé les données disponibles sur les outils technologiques utilisés par quelques 25 gouvernements à travers le monde pour lutter contre le coronavirus. On y note que l’option la plus couramment adoptée est l’usage des données de localisation des smartphones. Ces dernières peuvent permettre des degrés très différents de surveillance : en Belgique, trois opérateurs fournissent ces informations à la task force Data against Corona mise en place par le gouvernement pour lui permettre d’analyser les grands mouvements de population. À Taiwan, les autorités tracent la population, et en Argentine, dans la région de Santa Fe, elles forcent les personnes soupçonnées de ne pas respecter le confinement à installer une application de tracking sur leur mobile. Quelque part entre les deux, on trouve l’opérateur Swisscom, qui alerte les autorités suisses dès que plus de 20 téléphones se retrouvent dans un espace de 100 mètres carré.
C’est la première fois que l’humanité affronte une pandémie avec autant de technologies à disposition, aussi chacun cherche-t-il à s’en servir au mieux. Google et Apple se sont associés pour faciliter le traçage des personnes malades, via le bluetooth de leur téléphone. Facebook fournit des cartes de prévention de la maladie pour “montrer où les gens voyagent et comment ils interagissent entre régions” géographiques. Plus proche de nous, la Commission Européenne pousse dans un document publié le 8 avril à la création coordonnée d’applications mobiles. Celles-ci doivent permettre “aux citoyens de prendre des mesures efficaces et plus ciblées de distanciation sociale, et [servir] à l'alerte, à la prévention et au traçage des contacts”. Ces applications doivent aussi favoriser la modélisation et la prévention de l’évolution du virus “au moyen de données de localisation mobile anonymisées et agrégées”. Le tout accompagné de principes clés “en ce qui concerne la sécurité des données et le respect des droits fondamentaux de l’UE”.
Malgré tout, le doute demeure. En France, le gouvernement planche sur l’application StopCovid, qui utiliserait le bluetooth, serait installée sur les téléphones sur la base du volontariat, et devrait être disponible d’ici trois à six semaines. Malgré cela, la députée ex-LREM et ancienne rapporteur du projet de loi sur la protection des données personnelles Paula Forteza considère par exemple que l’application “fera voler en éclat nos valeurs alors qu’elle sera inefficace” (lisez son interview).
Car le problème est précisément celui-là : combien de chances de réussir à lutter contre le virus pour combien de risques de mettre à mal définitivement certaines libertés ? Cité par NBC news, un chercheur en intelligence artificielle déclare qu’”il y a des gens qui ont attendus toute leur vie un problème qui puisse être résolu parfaitement par le bon algorithme”, et que ceux-ci se sont lancés dans la lutte contre le coronavirus corps et âmes. Mais avec un tel raisonnement, ne nage-t-on pas en plein solutionisme technologique ?
Peut-être : c’est notamment l’avis du chercheur Charles Thibout, associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques, qui parle« d’accomplissement de la « pensée experte » : la technique est vue non seulement comme un instrument efficace de résolution des problèmes sociaux, mais elle instille également, dans l’esprit des décideurs politiques, l’idée suivant laquelle tous les problèmes afférents à l’activité humaine seraient réductibles, en dernière instance, à un dysfonctionnement, à un grippage dans la mécanique sociale. » Et qu’il existerait une forme plus ou moins hypothétique d’état harmonieux antérieur à ce grippage, auquel seule la technologie nous permettrait de revenir.
Mais peut-être pas : Wired explique qu’une cryptographie « intelligente » pourrait protéger les utilisateurs tout en utilisant des données de localisation au profit de la recherche. Pourtant, il me reste impossible d’oublier les défauts des techniques d’anonymisation, tels qu’évoqués il y a deux semaines.
Quoiqu’il en soit, en Europe, les États membres et la Commission doivent publier d’ici le 15 avril une boîte à outils pour permettre une approche paneuropéenne des applications mobiles de lutte contre le coronavirus. Ils y travaillent en lien avec le comité européen de la protection des données.
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💻 All things tech :
J’ai signé un article sur la manière dont l’entraide s’organise via les réseaux sociaux. (Les Inrocks)
Comment les lobbysites des Big Tech profitent de la crise en cours. (New-York Times)
Grosse enquête sur les liens entre Clearview AI, l’entreprise créatrice de “la technologie de reconnaissance faciale la plus puissante”, et l’extrême-droite américaine. (Huffington Post)
Des milliers de personnes jouent à World of Warcraft. Or, dans un épisode de ce jeu, un bug informatique s’est plus ou moins transformé en virus, tuant des personnages à tours de bras. Et voilà comment un jeu vidéo permet aujourd’hui d’étudier, au moins partiellement, les réactions à l’apparition d’une pandémie. (Libération)
Je suis ravie de voir se multiplier les nouveaux médias aux lignes éditoriales centrées sur la technologie. Après The Markup, voici donc Protocol, émanation de Politico lancée il y a deux mois, qui estime que “la technologie n’est plus une simple industrie, c’est un pouvoir mondial, à la portée et l’influence similaire à celle de n’importe quelle capitale nationale.” Et qui, en tant que tel, mérite une couverture pointue et approfondie. (Protocol)
Plusieurs bonnes enquêtes sur Facebook : comment Zuckerberg a fini par pousser les fondateurs d’Instagram vers la sortie, ou le récit d’une relation bien commencée qui s’est effilochée au fil des scandales accablant la maison-mère. Et puis l’interview en deux parties de Julien Le Bot, auteur du livre Dans la tête de Mark Zuckerberg, par l’excellent Xavier de la Porte. (Bloomberg Businessweek, Le code a changé)
📰 Lectures analogiques :
Le coronavirus crée une forme d’anxiété inédite, et ça vaut bien une enquête. (Slate)
Les violences conjugales explosent, et voilà bien longtemps que les associations féministes demandent des fonds à l’État pour aider celles qui sont en détresse. À défaut, songez à donner, à la Fondation des femmes ou à Onu Femmes par exemple. (France Inter, Fondation des femmes, Onu Femmes)
Amateur·ices de photographie, plongez dans ce thread Twitter, vous y découvrirez quantité de travaux de qualité ! Et vous pourrez suivre la plupart de ces femmes sur Instagram si ça vous chante. (@_sophistiquee_)
Marre de lire des trucs sur le coronavirus ? Voici de l’utopie en bande-dessinée, avec l’An 1, de Gébé, disponible en ligne. Publiée à partir de 1971, elle imagine les conséquences d’un arrêt brusque de l’économie de marché. Et a donné un film du même nom, réalisé par Jacques Doillon. (L’an 01)
P.S.
Un conseil culture
Ces temps-ci j’ai du mal à choisir, à savoir sur quoi me fixer, comment passer le temps sans me retrouver à penser aux quatre murs qui m’enferment. Mais la mini-série en quatre épisode Unorthodox m’a très agréablement surprise. Elle m’a permis de m’évader quatre petites heures vers Wiliamsburg, où vit une communauté de juif·ves hassidiques dont je connaissais très mal les moeurs, et puis vers le Berlin que j’aime, à la patte légèrement romantique de ces capitales qui hébergent toute une générations de globe-trotter.
Unorthodox est inspiré de l’histoire vraie (mais totalement romancé pour la partie qui se passe à Berlin) de Deborah Feldman, qui a fui sa communauté ultra-orthodoxe. Il est porté par le jeu délicat de Shira Haas, qui incarne aussi bien la jeune fille prête à marier que l’épouse torturée ou la jeune femme en quête de son propre destin. Et par un décor et une représentation de cette société hassidique traditionnellement très fermée qui, d’après les critiques, est tout à fait réaliste et étonnante. La série est disponible sur Netflix, et suivie d’un court documentaire, Making orthodox, qui peut lui aussi valoir le détour.
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Prenez soin de vous,
— Mathilde