Bonjour à vous,
Demain, c’est la marche Nous Toutes contre les violences faites aux femmes (venez). Ces dernières sont “l’une des violations des droits de l’homme les plus répandues, les plus persistantes et les plus dévastatrices dans le monde”, selon les mots de l’ONU. Lundi 25, c’est la journée internationale pour l’élimination de la violence faite aux femmes et la fin, en France, du Grenelle contre les violences conjugales. Profitons-en, donc, pour nous pencher sur le rôle que jouent les nouvelles technologies dans ce dernier problème.
Car téléphones, ordinateurs, sessions en ligne ou autre, les outils matériels et immatériels que nous utilisons au quotidien peuvent jouer dans la surveillance, la prise de contrôle et la manipulation des victimes par les auteurs de violences conjugales (voir ici une description du cycle de ce type de violences).
La surveillance, pour commencer, peut-être exercée par l’intermédiaire d’une bonne partie des objets connectés. Dans les foyers, thermostats, enceintes intelligentes, caméras, peuvent ainsi être détournés pour surveiller et/ou faire peur. Des logiciels et applications relativement faciles d’accès permettent aussi d’intercepter les appels ou de lire les messages reçus par son ou sa partenaire. Cette dérive peut être poussée jusqu’à allumer le micro et/ou la caméra d’un appareil électronique à distance.
Autre usage à même de rendre le quotidien des victimes invivable : lorsque les auteurs de violences s’arrogent l’accès à leurs outils et leurs comptes. Détenir les codes d’accès au compte bancaire de la personne harcelée, voire décider de les changer, c’est forcer cette dernière dans une situation de dépendance financière difficile à briser. De nombreux harceleurs se débrouillent aussi pour récupérer les codes de plusieurs services en ligne critiques (réseaux sociaux, Pôle Emploi, etc).
Ces pratiques permettent, enfin, la manipulation, via l’usage ou la menace d’user des données de la victime sans son consentement. La menace de diffusion d’images intimes peuvent servir à forcer l’autre à rester par exemple, où la fin d’une relation être suivie de revenge porn. Certains comportements de harcèlement, appels et envois de messages non sollicités à toute heure du jour et de la nuit, relèvent aussi d’une nouvelle forme de violences (7 femmes battues sur 10 déclarent souffrir ce type de pression incessante).
Le Safety Net Project, qui travaille sur ces questions, déclare : “Nous avons toujours su que les agresseurs et les auteurs de violences se servent de n’importe quel tactique, de n’importe quel outil disponible pour parvenir à leurs fins.” Rien d’étonnant, donc, à ce que le numérique ait permis l’émergence de nouvelles formes de brutalité. Il donne néanmoins lieu à des histoire terribles, comme celle de cet australien capable de suivre les moindres déplacements de son ex, mais aussi de démarrer et arrêter son véhicule à distance. (L’agresseur est aujourd’hui derrière les barreaux.)
Bien sombre tableau, que l’on peut éclairer de deux manières : en imaginant d’autres outils pour protéger les victimes de violence, d’une part. Le Grenelle a par exemple imaginé une plateforme de géolocalisation pour les professionnel·les et le 115, dédiée à trouver les places d’hébergement les plus proches pour la femme en danger, ou un dispositif électronique anti-rapprochement, équipé d’un GPS. Hier matin, un groupe d’entreprises spécialisées dans la cybersécurité annonçait par ailleurs s’associer pour lutter plus efficacement contre les logiciels de traque et de harcèlement.
L’autre possibilité est de réfléchir à échelle locale comme (inter)nationale aux questions des violences domestiques, de se renseigner sur les violences de genre (dans 79% des cas en France, les auteurs de violences conjugales sont des hommes), mais aussi à l’emprise croissante de toutes ces méthodes de surveillance “prête à l’emploi”. Car la prolifération d’applications et outils permettant d’observer et de contrôler ses proches pose de vraies questions sur le modèle de société que nous voulons. Si un marché existe et se développe, c’est donc qu’il y a clientèle parmi les citoyen·nes comme vous et moi. Pourtant, laissez-moi douter de la liberté qui subsisterait dans une société où le contrôle social serait rendu permanent.
📨 Un avis, une question, une idée ? Un sujet que vous voudriez me voir expliquer ? Pour me joindre, répondez à ce mail ou contactez-moi sur twitter.
📷 Une image
Nasty women fight back (Women’s march, Paris, 2017)
📰 En ce moment, sur des sujets similaires, je lis :
En 2018, 121 femmes sont mortes sous les coups de leur (ex)conjoints. En 2019, nous en sommes déjà à 132. Libération a fait le portrait de Sylvia, assassinée chez elle le 10 novembre. En filigrane, on y lit les difficultés matérielles qui empêchent de quitter le domicile conjugal, et l’abandon de la police.
Le Monde signe de son côté une belle enquête sur les dysfonctionnements de la prise en charge des femmes victimes de violences. On y apprend notamment que l’Espagne a créé des tribunaux spécialisés, à même de juger les cas de violences en moins de deux semaines.
184 patient·es ont porté plainte contre un ex-chirurgien de l’hôpital de Jonzac. Son cas était connu depuis 2005 au moins. « La directrice de l’hôpital de l’époque était aussi au courant, mais, pour des raisons purement économiques, elle n’a pas voulu que l’on jette l’opprobre sur son établissement », raconte Le Monde. Si on ne parle pas de symptômes d’un problème de société devant ce type de récit, je ne sais plus quoi faire pour convaincre.
En vrac : un viol survenu après une soirée à peu près banale est classé sans suites faute de preuves : Zone grise est le difficile témoignage d’une histoire finalement plus classique que ce que l’on croit quelquefois; le jour où l’Assemblée nationale a rendu hommage à une victime de féminicide, article de Néon qui démontre comme ce sujet est mal compris (même si, je l’espère, c’est en cours d’évolution) ; s’il y a violences, c’est que quelqu’un·e les a commises, mais leur suivi est un sujet absent du Grenelle sur les violences conjugales ; jetez aussi un oeil à cette tribune et n’hésitez pas à rejoindre la marche de demain contre la violence faite aux femmes.
💻 Et sur l’IA, les robots, internet et nous, je lis :
Le 5 décembre sort le numéro 10 de la revue Nichons-Nous dans l’internet. Devinez qui a signé un papier dans ce bel objet ? (vous pouvez le commander là)
So, the Internet hasn’t lived up to what we hoped - attention, la première page fait mal aux yeux, mais c’est un joli joyeux format bordélique comme le New York Times Magazine aime en sortir de temps en temps. Et ça parle utopies et dystopies du vaste monde connecté, ma passion. Ca vous dirait une (ou des) cyberlettre(s) sur l’histoire d’internet, au fait ?
Une étude du Pew Research Center établit que 81% des adultes américains estiment avoir peu voire pas de contrôle sur la façon dont les entreprises collectent leurs données, et 59% manquent de compréhension sur les types de données collectées. Pendant ce temps, dans un des articles du dossier dont je vous parle juste au-dessus, on étudie le fait que la navigation sans publicités et respectueuse de la vie privée devient un luxe.
Le mythe de l’inévitable - à propos des nouvelles technologies, comme à propos de beaucoup d’autres mouvements sous-jacents dans la société, on dit souvent que “c’est inévitable”. Margaret Heffernan décortique cette idée fausse en 10 minutes - et ça me plaît bien puisque c’est une idée similaire qui me pousse à vous écrire régulièrement.
Avez-vous déjà lu l’histoire du Brexit avec des drapeaux ? Cliquez sur le tweet et déroulez, c’est drôle.
En vrac : un sujet sur lequel je m’attarderai probablement dans une prochaine cyberlettre : la planète peut-elle supporter le coût énergétique croissant du machine learning ? ; à peine le dernier numéro envoyé paraissait cette longue enquête du Wall Street Journal sur les problèmes des patchs imaginés par Google pour corriger les résultats biaisés de son algorithme de recherche ; les biais sont partout, mais Wikipédia s’organise pour corriger les siens.
P.S.
Un conseil culture
J’ai découvert l’oeuvre de Nelly Rau-Häring dans Libération, puis à la galerie F3, à Berlin. Photographe de rue, elle s’est installée dans la capitale allemande en 1965 puis l’a parcourue d’est en ouest pendant quarante ans. Pour les trente ans de la chute du mur, elle publie un recueil, Ost/West Berlin, chez Hatje Cantz. Elle y dresse un joyeux portrait de cette ville à l’Histoire complexe. Si vous passez à Berlin dans les semaines à venir, faites un tour à la galerie, l’exposition vaut vraiment le détour. Et sinon, je vous recommande de jeter un oeil à cette galerie de photos.
Vous avez aimé cette édition un poil féministe ?
Si oui, recommandez la autour de vous !
À vendredi,
— Mathilde