De la politique des réseaux sociaux
Où l'on discute propagande en ligne et éthique de l'intelligence artificielle
Salut à toutes et à tous,
Pour le boulot, je suis d’assez près le projet Libra, cette cryptomonnaie dont l’idée a été initiée par Facebook. Résultat, je me trouvais mercredi soir en train de regarder l’audition de Mark Zuckerberg par la commission des services financiers de la Chambre des représentant·e·s américaine, quand il s’est passé ça :
Alexandra Ocasio-Cortez, plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain, était visiblement plus au fait du fonctionnement de Facebook que certains de ses collègues sénateurs en 2018. Après avoir passablement étrillé Zuckerberg au sujet du scandale Cambridge Analytica, la députée a poussé le plus loin possible le raisonnement qui a permis à Donald Trump de diffuser de fausses publicités sur Facebook.
Mais rembobinons : Cambridge Analytica, c’est l’entreprise dont le nom a défrayé la chronique en mai 2018. Elle a siphonné les données de millions d’utilisateurs de Facebook pour les mettre au service de la campagne de Donald Trump ou du mouvement pro-Brexit. Le scandale l’a forcée à mettre la clé sous la porte.
Trump, lui, a parfaitement mené le jeu des réseaux sociaux dans la campagne 2016, et ne semble pas avoir décidé de raccrocher pour celle de 2020. Au contraire, il diffusait fin septembre une publicité accusant le démocrate Joe Biden “d’avoir promis 1 milliard de dollars à l’Ukraine s’ils licenciaient le procureur qui enquêtait sur l’entreprise de son fils”. Tissu de “Fake News”, comme il le dit si bien, néanmoins diffusé auprès des utilisateurs de Facebook. Facebook, qui, de son côté, s’est refusé à retirer la publicité.
Alors Alexandra Ocasio-Cortez demande à Zuckerberg si elle peut déployer une publicité à destination des républicain·e·s, dans laquelle elle déclarerait que certain·e·s de leurs élu·e·s ont voté pour le Green New Deal. Le sous-texte de la question est clairement : est-ce que je peux mentir, et ainsi tenter de provoquer la désaffection d’une partie des soutiens du parti républicain ? La réponse du patron de Facebook : “probablement”.
Le problème, c’est que le sujet du fact-check et de la modération des publicités politiques par les réseaux sociaux est assez complexe. Les médias, par exemple, télés, radios, ou même afficheurs, s’ils et elles se retrouvent à diffuser une publicité mensongère, ne seront pas inquiété·e·s. C’est plutôt l’auteur·e de la publicité qui sera condamné·e, comme ç’a été le cas en France pour Bouygues début janvier. Aux Etats-Unis, le Monde rappelle que les chaînes publiques ne peuvent pas refuser de diffuser des publicités politiques, même mensongères, mais que les privées, très suivies, en ont tout à fait le droit.
Mais cette question a priori juridique se double d’un débat politique. Alors que l’élection de Trump a surpris son monde en 2016, voici que celle de 2020 se profile à l’horizon. Alors que les fausses nouvelles gangrènent les réseaux sociaux, voilà que les politiques participent à en diffuser bon nombre - la sénatrice Elizabeth Warren, candidate démocrate qui fait du démantèlement des géants technologiques un des principaux arguments de sa campagne, a elle-même lancé une fausse publicité pour dénoncer le procédé utilisé par Trump. Ajoutez-y le fait que Zuckerberg rencontre des représentants conservateurs pour écouter leurs besoins - les supporters de Trump ne cessent d’évoquer un “biais libéral” du réseau social -. N’oubliez pas non plus que le camp républicain a une expertise qu’on peut probablement qualifier de bien plus développée que celle des démocrates en matière d’usage de ces réseaux de communications…
Et vous voici avec un joyeux méli-mélo politico-juridique qui fait planer de vraies inquiétudes sur la manière dont les réseaux influent sur les votes des citoyens. Que ceux-ci soient américains ou d’autres nationalités, d’ailleurs, puisque les même mécanismes sont utilisés à travers le monde.
📨 Une idée sur la manière de prendre le problème ? Faut-il que les démocrates augmentent leurs compétences pour gagner les élections ? Une autre suggestion ?
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📷 Une image
La marée monte
📰 P.S.
En ce moment, sur internet, je lis
Je suis en train de lire IA, La plus grande mutation de l’histoire de Kai Fu-Lee, et celui-ci note un point intéressant (même si son livre est à prendre avec précautions) : d’accord, nous avons accompli des progrès scientifiques majeurs en réussissant à développer réseaux de neurones et algorithmes de machine et de deep learning. Mais toutes les innovations que nous voyons poindre depuis ne sont que des imitations, des applications directes de ces découvertes. Un peu comme quand Edison a découvert l’électricité, puis que plein d’entrepreneur·e·s se sont mis·es à construire des outils utilisant cette nouvelle fée pour s’alimenter. Nos Edison à nous s’appellent Yann LeCun, Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton, mais lorsqu’on apprend, par exemple, qu’une IA arrive à détecter des cancers du sein avec 90% de précision, c’est un progrès pour la médecine, mais ce n’est “que” une application d’une méthode mathématique et scientifique déjà connue.
Hyper intéressant - les articles d’Internet Actu sont toujours intéressants - : ce compte-rendu de la leçon donnée par Kate Crawford à l’ouverture de la chaire invitée IA et Justice de l’École Nationale Supérieure. Kate Crawford est co-fondatrice de l’AI Now Institute et chercheuses chez Microsoft, spécialisée dans les implications sociales des systèmes techniques (mon rêve). Là, elle s’attarde sur la nouvelle ingénierie du pouvoir que représente l’IA, avec les biais qu’elle plaque sur la société ou la géopolitique de ces nouveaux outils. Crawford insiste aussi sur l’importance qu’il y a de mêler éthique, sciences humaines et ingénierie, plutôt que de considérer qu’un·e “simple ingénieur·e” ne peut être tenu·e pour responsable des erreurs et injustices que peut provoquer la machine qu’il ou elle construit.
En parlant d’éthique : qui n’a jamais fini par céder aux notifications type “attention, 32 personnes regardent cette annonce en même temps que vous !” et prendre une chambre d’hôtel ou un vol, se croyant pressé·e par le temps ? Ce thread montre combien les dés peuvent être pipés.
Aux Etats-Unis, la peur des attentats a nourri un secteur grandissant de technologies de surveillances destinées aux écoles et campus. Ca passe par de la surveillance automatique des mails ou des recherches en ligne. Côté positif (et argument de vente) : ça peut permettre d’aider à temps un·e ado qui a des pensées suicidaires, ou servir à sanctionner le cyberharcèlement. Côté négatif : ces dispositifs sont tout de même sacrément orwelliens, non ?
“Depuis six mois, une équipe de journalistes du Monde enquête sur l’ensemble des féminicides de l’année 2018, soit près d’un tous les trois jours. (...) Sur les 120 cas étudiés, il ressort qu’au moins une victime sur trois était apparue sur les radars des forces de l’ordre grâce à une plainte ou une main courante, pour « violences » ou « menaces ».” Mais, lit-on plus tard, “dans ces affaires, moins de témoins sont entendus et les vérifications sont plus rares que dans d’autres dossiers de droit commun.” Grosse enquête du Monde sur la défaillance de prise en charge des femmes victimes de violences de la part de leur (ex) conjoint ou compagnon. Le 16 octobre, 121 femmes avaient déjà été tuées par leur (ex) compagnon sur l’année 2019, soit autant que sur tout 2018.
En vrac : J’en rajoute une couche, mais voici un fil de réflexions intelligentes sur la façon dont les réseaux sociaux vont encore influencer la présidentielle 2020, et pourquoi il est urgent pour les démocrates de se pencher sur le sujet ; Bloomberg qui nous apprend que Zuckerberg a conseillé quelques embauches au candidat démocrate Pete Buttigieg ; en Catalogne, une app dont on ne connaît pas les créateurs sert à organiser les mouvements sociaux ; un article qui a 10 ans d’âge, où un journaliste du Monde raconte le racisme qui l’accable au quotidien ; et le récit d’Irène Frachon au procès Mediator (passion lanceuses d’alerte).
Et pour finir
Un conseil culture
Au début de l’année je suis allée pour la première fois au festival d’Angoulême. Une expo y présentait l’oeuvre de l’auteure israélienne Rutu Modan : des bds traversées par les liens plus ou moins lâches de la famille, un humour pince-sans-rire, et un dessin qui, ma foi, me plaît bien. J’en suis repartie avec le roman graphique La Propriété, dans lequel on suit Régina Segal emmener sa petite-fille Mica à Varsovie. Elle espère y récupérer une propriété familiale, spoliée pendant la seconde guerre mondiale. C’est drôle, doux-amer, amical et coloré. On y croise l’Histoire et des fantômes du passé. Toujours un plaisir de s’y replonger !
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À la semaine prochaine,
— Mathilde