Chères toutes, chers tous,
À l’origine, je comptais aborder avec vous le sujet de la surveillance via l’archétype chinois. Entre le crédit social et l’exemple des Ouïgours, cette minorité musulmane persécutée par l’intermédiaire - notamment - d’un système de surveillance millimétré, j’avais le choix.
Mais ces dernières semaines m’ont fait réaliser que brandir l’exemple de ce qu’il se passe dans un territoire, une culture, un régime politique lointain, comme on le ferait d’un épouvantail, cela ne saurait faire prendre la pleine mesure de ce qui se joue aussi pour nous.
Et puis le 3 octobre, Bloomberg a révélé que le gouvernement français s’apprêtait à lancer son programme d’identification par reconnaissance faciale avant la fin de l’année. Alicem (authentification en ligne certifiée sur mobile), c’est son nom. Il s’agit d’une application sur mobile, qui doit permettre aux détenteurs d’un passeport biométrique de s’identifier pour utiliser les différents services en ligne de l’Etat, via un procédé de reconnaissance faciale.
À l’inscription, il faudra donc céder une batterie de données personnelles. Celles-ci seront sauvegardées, selon leur type, par les fournisseurs de services connectant à France Connect, par l’Agence nationale des titres sécurisés, ou, simplement, par votre téléphone.
La CNIL s’est penchée sur le projet dès novembre 2018. Elle a rendu sa délibération quelques mois plus tard, juste après la parution du décret du 13 mai 2019 permettant la création d’Alicem. Si elle n’est pas fondamentalement contre, elle considère que l’outil ne respecte pas le consentement telle que le consacre le RGPD : si vous dites que vous ne souhaitez pas utiliser le logiciel de reconnaissance faciale, il n’existe pas d’alternative valable pour l’usage d’Alicem. Vous en serez réduit·e à vous créer un compte par service, à en créer un spécifique sur FranceConnect pour ensuite atteindre les services que vous cherchez, ou simplement à vous rendre auprès de l’administration qui vous intéresse.
Néanmoins, la CNIL souligne des enjeux « considérables » en termes de protection des données et des libertés, parmi lesquelles « la liberté d’aller et venir anonymement ». Spécialisée dans la défense des libertés publiques en ligne, La Quadrature du Net a quant à elle attaqué le décret en juillet. Elle rappelle que la RGPD a posé « un principe d’interdiction de traitement des données biométriques », et dénonce le fait que le gouvernement cherche à imposer un tel outil de reconnaissance faciale à tous les citoyens alors « qu’aucune analyse ou débat public [n’est, ni n’a été] réalisée sur les conséquences d’un tel dispositif pour notre société et nos libertés ».
Ce sont donc bien les considérations politiques et philosophiques de la mise en place d’un tel système de surveillance qui sont interrogées. Car pour le moment, Alicem n’est qu’un petit outil supplémentaire, un gadget, peut-être, pour montrer que l’on sait faire. Mais il est déployé dans un contexte où la surveillance plaît au gouvernement, où le fichier des titres électroniques sécurisés (TES) de nos données biométriques, créé en 2016, a été entériné par le Conseil d’Etat malgré les réticences, où les caméras de surveillance se multiplient sans que leur efficacité ne soit prouvée.
Autant d’outils qui nous désensibilisent, nous habituent à une surveillance quotidienne et dont l’ampleur pourrait finir par prendre une dimension immanente : cette surveillance a lieu dans les rues, dans les foyers, dans les téléphones dont nous ne nous séparons plus…
Mais qui sait ce qui sera fait des données récupérées si elles s’avèrent piratées - des failles ont déjà été trouvées dans le système ? Qui sait encore à quoi elles mèneront, si les algorithmes qui les traitent sont emprunts de nos biais - et ils le sont toujours, comme je l’expliquais ici - ? Ou s’ils servent à mettre en place un contrôle dont nous ne souhaitons pas ?
📷 Une image
Fenêtre sur rue
📰 P.S.
En ce moment, sur internet, je lis et j’écoute
Le plus grand mensonge que se racontent et nous racontent les entrepreneurs des nouvelles technologies, c’est que la reconnaissance faciale et le surveillance permanente sont inévitables. Voilà un article de Vox qui correspond assez à ce que je cherche à discuter ici chaque semaine : toutes les mutations qui nous entourent, tous les produits lancés sur le marché ou déployés à grande échelle sont le résultat de décisions que nous prenons, pas d’une fatalité. Ce qui veut donc dire que l’on peut agir sur ces mouvements.
La prévention contre les cyberattaques par phishing progressant (même si, je vous rassure, on est loin du jour où plus personne ne cliquera sur un mail frauduleux), les méthode de cyberattaques évoluent. Wired a listé 7 nouvelles méthodes et suggéré 7 solutions pour éviter les problèmes. Korii l’a résumé en français.
L’un des problèmes des nouvelles technologies complexes à comprendre mais présentées comme révolutionnaires, c’est qu’elles permettent à des gens malins de mettre sur pieds d’immenses arnaques. C’a été le cas d’Elizabeth Holmes, qui a trompé son monde pendant 10 ans, facile, avec Theranos. Elle avait laissé croire que son entreprise était capable de mener toutes sortes d’examens de santé à partir d’une seule goutte de sang (très bon podcast ici). C’a été le cas, de nouveau, avec Dr Ruja Ignatova, qui a construit une immense pyramide de Ponzi vendue sous le nom de OneCoin, une supposée cryptomonnaie. “Missing Cryptoqueen” est une super enquête de la BBC sur le sujet, en cours de diffusion, par là. Ce genre de podcast me ravit toujours, j’ai l’impression de retomber dans la lecture de romans d’Agatha Christie. Sauf que les histoires sont vraies.
Un article qu’on peut choisir de lire comme déprimant (c’était mon cas lundi matin) ou bien comme un outil pratique pour entamer des discussions riches (c’a été mon cas le reste de la semaine) : “Le couple ou les convictions, une féministe hétéro aura difficilement les deux”, par Déborah Leportois. C’est le début d’une série d’articles qui promet d’être très intéressante, et qui concerne hommes comme femmes, qu’ils et elles soient revendiqué·e·s féministes ou réfractaires à la question.
Article drôle et joliment écrit que cette chronique de la vie du Select, brasserie où se croisent écrivain·e·s, politiques et journalistes.
Et pour finir
Un conseil culture
J’ai découvert cette semaine The Red Hand Files, un site web d’un genre tout particulier : depuis septembre 2018, on peut y poser des questions à Nick Cave, poète et chanteur australien du groupe Nick Cave & the Bad Seeds. Celui-ci y répond simplement, sous forme de lettres. J’ai donc passé quelques temps sur le site, et y ai croisé des mélomanes inquiets de la sortie du prochain album du groupe - Ghosteen, hommage au fils du chanteur, décédé à 15 ans, est disponible depuis le 4 octobre. Le morceau ci-dessus en est extrait. - Je suis aussi tombée sur des fumeurs de cigarettes, ou des jeunes filles en proie aux affres de l’adolescence.
Quelle que soit la question, le rockeur répond avec humanité et sa plus belle plume. Et aborde des thèmes aussi variés que la solitude, sa relation avec PJ Harvey, ses livres favoris ou la possible existence d’un Dieu.
Vous aurez peut-être compris que j’aime les lettres, y compris envoyées via internet. On en trouve de très belles sur The Red Hand Files.
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À très vite,
— Mathilde