Lectrices, lecteurs
20 numéros de Cyberlettre pour lancer 2020, c'est déjà pas mal. Mais ma décennie a débuté sur les chapeaux de roue, à une vitesse bien plus grande que ce que j’avais anticipé. Les projets se multiplient, et cela me laisse trop peu de temps pour travailler comme je le voudrais au développement de cette newsletter : pas le temps d’en faire la promotion, pas le temps de m’atteler à une possible monétisation, et même, quelques fois, à peine le temps de l’écrire. Il me semble donc plus sage de la mettre en pause pour le moment.
Pour ne pas vous laisser de manière trop abrupte, voici tout de même une édition sur un sujet qui me tient à coeur - le cyberharcèlement. Dans les dernières semaines, j’ai construit avec ma collègue Aliénor Carrière une formation sur le sujet, proposée dans le cadre de l’association Prenons la Une (pour une juste représentation des femmes dans les médias et l’égalité professionnelle dans les rédactions), en partenariat avec Nothing2hide (qui utilise la technologie pour favoriser la diffusion et la protection de l’information). Voici donc, à grands traits, les quelques points à retenir sur le sujet.
Le cyberharcèlement prend de multiples formes. Des insultes et moqueries, il peut évoluer vers des montages orduriers, voire des menaces, de viol ou de mort dans les pires des cas. Dans les formes les plus dangereuses, les harceleurs s’adonnent aussi au doxxing, pratique consistant à éplucher les données personnelles de la personne visée dans l’intention de nuire. Les répercussions de ce type d’actes n’ont rien de virtuel : dans la campagne de cyberharcèlement contre la journaliste Nadia Daam, des harceleur·ses sont venus flanquer des coups dans sa porte d’entrée en pleine nuit. La journaliste a fini par déménager. Plus récemment, la jeune Mila, 16 ans, a du changer de lycée, victime de menaces de mort. Quant à la publication de photos intimes de Benjamin Griveaux, elle a mené au retrait du candidat LREM de la campagne pour l’élection municipale parisienne.
Si n’importe quelle personne ayant une présence un peu importante en ligne peut-être victime de cyberharcèlement, quelques catégories spécifiques de population sont particulièrement touchées par le phénomène. Les jeunes, d’abord, au collège ou au lycée : selon des chiffres de l’Education Nationale cités par l’Express, un jeune Français sur 10 serait victime de ce type de harcèlement. Les victimes de violences conjugales sont aussi, dans 85% des cas, victimes de coercition numérique (cf la neuvième édition de la Cyberlettre). Des personnalités publiques aussi diverses que des militant·es, des politiques, ou des journalistes sont fréquemment visées. Reporters Sans Frontières s’inquiète même de la menace que ce phénomène représente pour la liberté d’informer.
Dans tous les cas, les femmes sont plus touchées, et souvent de manière plus dégradante - chez les journalistes, quasiment deux tiers des femmes ont été visées par au moins une forme de cyberharcèlement.
Pour se défendre, il y a de multiples solutions. La plus importante consiste à travailler en amont : cherchez votre propre nom en ligne et enlevez toute information personnelle qui y aurait atterri sans votre consentement. Ami·es auto-entrepreneur·es, par exemple, utilisez le RGPD pour faire enlever les adresses et numéros de téléphone que certains sites de recensement d’entreprises pourraient rendre publiques. Et pour en savoir plus, je vous suggère de vous tourner vers le site de Nothing2hide, vers le livre d’Anaïs Condomines, Cyberharcèlement, bien plus qu’un mal virtuel, ou vers ce guide publié par Buzzfeed.
Le pan légal évolue aussi. En France, c’est via la question scolaire que le sujet a commencé à être étudié sérieusement : fin 2013, Marion Fraisse, 13 ans, mettait fin à ses jours à la suite d’une violente campagne de cyberharcèlement. Quelques mois plus tard, Najat Vallaud-Belkacem publiait une première circulaire poussant à la prise en compte du phénomène dans les établissements scolaires. En 2018, le cadre a plus largement évolué : la loi Schiappa permet désormais de prendre en compte la notion de raids numériques - et donc de poursuivre quelqu’un qui aurait pris part à un mouvement plus vaste de cyberharcèlement, même s’il ou elle n’aurait posté qu’un seul message au milieu des centaines d’insultes visant la victime.
Le gros sujet qui subsiste est celui de la responsabilité des plateformes via lesquelles ces campagnes sont menées. C’est l’objet de la loi Avia, aussi appelée loi “contre la haine en ligne”, adoptée en seconde lecture par les députés le 22 janvier, mais encore sujette à de nombreux débats. Car les plateformes ont certainement un rôle à jouer dans la modération et la meilleure gestion du cyberharcèlement. Mais ce projet législatif pose de vrais questions sur la sauvegarde de la liberté d’expression, en voulant obliger les Facebook, Twitter et consorts à supprimer “tout contenu incitant à la haine” en moins de 24 heures.
Une nouvelle lecture de cette loi doit avoir lieu au Sénat le 26 février, et les débats ont largement de quoi persister. Alors autant que possible, protégez-vous en amont de l’impact possible d’une campagne de cyberharcèlement. Et si vous travaillez pour un média, n’hésitez pas à demander une formation à Prenons la Une !
📨 Un avis, une question, une idée ? Un sujet que vous voudriez me voir expliquer ?
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💻 En ce moment, sur l’IA, les plateformes, et nous, je lis :
En Corée, une mère a pu revoir sa fille décédée en réalité virtuelle. (Buzzfeed)
France tv a sorti une série documentaire de 4 épisodes sur les travailleur·ses du clic. Une nouvelle démonstration de la façon qu’ont les géants technologiques de créer un nouveau prolétariat. (France tv)
Wikipedia, le meilleur lieu d’internet - ôde à l’esprit décentralisé de l’encyclopédie, comme un vestige des idéaux qui ont irrigué les débuts d’internet. À noter tout de même que l’endroit souffre d’un grave déséquilibre des genres, aussi bien parmi les auteur·rices (moins de 20% de contributrices) que parmi les sujet des fiches biographiques. (Wired, Simonae)
Dans la Silicon Valley, “pourquoi si peu de fondateurs d'entreprises ont grandi dans la pauvreté ?” J'ai récupéré ce lien dans la newsletter de Benedict Evans. Il le présente en disant "si vous venez d'Europe, ça ne vous étonnera pas du tout". Ca m'a fait sourire, car je me demande si c'est bien vrai - n'a-t-on pas tendance à oublier, nous aussi, le confort qu'il y a à avoir été éduqué dans des milieux aux capitaux sociaux et culturels développés ? (RickyYean.com)
Comment les gouvernements utilisent internet pour tuer les contestations en ligne. (The Correspondent)
📰 Et à d’autres sujets :
Dans sa newsletter de la semaine dernière, Rebecca Amsellem signait un joli édito sur les dangers de systématiquement devoir être “pour” ou “contre” chaque fait, chaque événement, chaque question que soulève l’actualité. Et de citer Simone Weil qui, déjà, pointait les dangers d’une telle réflexion sans nuance. (Les Glorieuses)
“Les riches vivent un âge d’or de l’impunité”, lance le Huffington Post. Un long format pour votre week-end : cette grosse enquête sur la manière dont les élites américaines parviennent à éviter les affres de la justice. (Huffington Post)
Nous Toutes a lancé une consultation sur le thème du consentement, et toute personne de plus de 15 ans est invitée à y participer. Attention, si c’est la première fois que vous vous posez pour réfléchir à ce type de questions concernant votre propre vie, ça peut être perturbant. (Nous Toutes)
La famille nucléaire était une erreur. Long essai sur l’évolution de la structure familiale, démontrant notamment que le mythe “deux parents et deux ou trois enfants” n’existe à grande échelle que depuis les années 60 - et encore, beaucoup n’ont pas grandi dans un tel cadre. On y lit aussi l’évolution de la “famille étendue”, de la batterie de cousin·es au modèle “artificiel”, construit à partir d’un réseau d’autres familles et de voisin·es. Et puis, depuis les années 70, autant pour des raisons culturelles qu’économiques et institutionnelles, tout ce tissu social se détend, pour le meilleur (chacun peut partir réaliser ce qu’il souhaite) et le pire (well… la solitude). (The Atlantic)
Gaspard Koenig repart en long reportage pour Le Point, de manière très… cavalière, cette fois-ci. (Le Point)
P.S.
Un conseil culture
Je vous recommande d’aller faire un tour sur le compte instagram Mémoires d’Orpheline. On y lit l’histoire dure mais admirablement traitée d’une de mes anciennes camarades d’école. Comment ses parents sont décédés, l’un après l’autre, alors qu’elle était encore très jeune. Comment cela a touché leur fille, modelé sa vie (“surmonte”-t-on vraiment ce genre d’épreuve ? Où l’incorpore-t-on à ce qui nous construit ?). On y devine l’amour que ces deux êtres se portaient, aussi.
J’aime assez le parti pris de l’autrice. La mort fait partie de la vie, le disparition est violente pour celles et ceux qui restent, mais les souvenirs survivent. Et la jeune femme d’entremêler récits d’aujourd’hui aux réminiscences d’hier. Je trouve un côté presque réconfortant à son projet : il est possible de parler joliment des disparu·e·s, de la douleur que provoque leur décès mais aussi de la joie qu’inspire leur souvenir.
À bientôt,
— Mathilde